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Nosferatu et l'emprise : du mythe à la réalité

  • Photo du rédacteur: Romane Carlin
    Romane Carlin
  • 17 mai
  • 8 min de lecture

Affiche du film Nosferatu montrant une jeune fille et un vampire

Pourquoi est-ce que j'établis un lien entre Nosferatu et l'emprise ? Quel rapport entre une fiction d’épouvante basée sur l’histoire du Comte Orlock, dérivé du personnage de Dracula, lui-même inspiré par Vlad Dracul, une figure effrayante (et réelle) de l’histoire de la Roumanie, et un phénomène psychologique aujourd’hui conn et particulièrement dévastateur, l’emprise ? Eh bien, en tant que psychothérapeute, je vois dans la légende du Comte Orlock et de sa victime, la définition même de l’emprise.

Quatre films ont été consacrés à ce jour au plus célèbre des vampires, tous déclinés autour du nom personnage de Nosferatu : en 1922 (réalisé par Friedrich Wilhelm Murnau), en 1979 (Werner Herzog), en 2023 (David Lee Fisher) et le plus récent en 2024 (Robert Eggers). De mon point de vue de psy (et à titre personnel), c’est ce dernier que j’ai préféré, car au-delà de la réalisation elle-même et du jeu des acteurs (Lily-Rose Depp est magistrale dans le rôle de la jeune femme possédée), il me semble analyser et représenter parfaitement le phénomène de l’emprise.

 

Arracher le consentement

 

L’intrigue est toujours la même : une jeune fille est envoûtée par une créature mythique, un monstre revenu d’entre les morts, qui sème la peste et la désolation, et s’abreuve de sang humain. Voilà pour le côté folklorique et horrifique. Mais à vouloir séduire la jeune fille, le vampire se prend à son propre jeu, et s’enchaîne lui-même à travers son maléfice. Il est obsédé par son désir de s’approprier la jeune fille au point de sortir de sa tombe pour la poursuivre à travers l’Europe. Mais pour être valable et irrévocable, l’union du monstre avec sa victime, doit se faire avec le consentement de celle-ci.

On passe déjà ici de la légende à une réalité qui nous semble hélas bien familière : « je t’aime, donc j’exige que tu m’aimes (pourquoi ? Parce que je t’aime…), mais pour que cela ait de la valeur et surtout pour que tu ne puisses pas me reprocher plus tard d’avoir arraché ton consentement par la force, j’exige (car je l’exige…) que tu le fasses de ton propre gré mais si tu n’es pas d’accord je te harcèlerai jusqu’à ce que tu acceptes… » J’espère que cela ne vous rappelle rien qui ait un rapport avec votre propre vécu.

 

« Fou d’amour », fou tout simplement

 

Bref, le vampire est « fou » de cette jeune femme. « Fou » dans tous les sens du terme : fou d’amour, fou du mal, fou psychopathe, fou folie… On pense au crime passionnel : « je l’ai tué(e) parce que je l’aimais, j’ai eu un coup de folie ». La folie est parfois bien pratique…(1)

Dans cette histoire à la base horrifique, il y a donc une grande vérité, qui se dégage de la légende pour entrer de manière bien concrète (et bien trop fréquente) dans la réalité de notre société.

On pourrait croire que le Comte Orlock est réellement amoureux de cette femme. En tout cas, c’est ce que veulent croire les personnes qui se comportent comme des vampires envers l’objet de ce qu’elles nomment « leur amour ». Mais ce que ces individus appellent « amour » est en fait un désir impérieux. Impérieux au point de les aveugler, de les rendre « fous ». En réalité, le vampire s’entiche du pouvoir qu’il exerce sur sa victime. En exerçant son emprise, ce qu’il aime, c’est le pouvoir qu’il exerce, dont il use et abuse.

De ce point de vue, la réalisation de Robert Eggers est remarquable. Le film est rythmé par la pression croissante que le Comte Orlock exerce sur la jeune femme, par les choix de plus en plus cruels qu’il l’oblige à effectuer lorsqu’elle tente de lui échapper. Plus elle essaie de fuir, plus il s’attaque aux gens qu’elle aime, en leur arrachant un à un la vie.

 

L’emprise dans notre réalité quotidienne

 

L’œuvre est riche de symboliques à la fois malsaines et dérangeantes, dont la conjugaison restitue tous les aspects de ce qu’est l’emprise dans la réalité de nos vies réelles et quotidiennes.

L’emprise est, à la fois, une situation que l’on veut fuir car on sent qu’elle va nous détruire, mais dont il est extrêmement difficile de se détacher, parce que, précisément, on est sous emprise.

Nosferatu permet aussi d’ouvrir les yeux sur un concept parfois mécompris et facilement jugé. Par incompréhension, nous sommes souvent tentés de nous demander : mais pourquoi la personne qui vit ce type de situations, ne fait pas en sorte de partir ? Elle n’est pas enfermée, elle a son libre-arbitre ! Mais partir, se défaire de ce lien, est en réalité extrêmement complexe. Le « monstre », ce mot dit bien ce qu’il désigne, est un individu qui se nourrit de sa proie, de sa vie, de son « sang », le symbole est parlant. Combien de fois avons-nous dit de quelqu’un qu’il « vampirise » les autres ?

Dans la vie réelle et quotidienne, dans le couple, au sein de la famille, au travail, même dans les activités de loisir, le « vampire », le « monstre », manipule son entourage et en tire du plaisir. Tel un marionnettiste, il tire les ficelles au moment où il faut, et il sait quels ressorts émotionnels activer et à quel moment. Il est professionnel dans l’art et la manière de jouer avec les sentiments d’autrui.

 

Envahissant et toxique… mais plus encore

 

Avec un regard extérieur et si l’on n’a pas vécu (subi) une telle relation, on peut croire que c’est de l’amour, certes très envahissant et toxique, mais que les comportements de la personne vampire seraient liés à une dépendance amoureuse et/ou affective. C’est une grave erreur. Le monstre vampirise consciemment sa proie, il prend plaisir à en user et abuser, à la contrôler. Il jouit du mal qu’il lui inflige, car il y voit la preuve de son propre pouvoir. Mais il est vrai qu’il est lui-même enchaîné, car il ne peut vivre qu’à travers l’autre, sa victime. Sauf que celle-ci n’a pas choisi cette situation, alors que lui, le monstre, l’a créée.

Ces profils de personnes sont tellement à la limite de la bascule vers la psychose, qu’ils projettent leur mal-être sur autrui. Ils rendent l’autre responsable de leurs propres problèmes, car « si c’est l’autre qui est fou, c’est donc que moi je ne le suis pas ».

Grâce à ces mécanismes, les individus vampires s’empêchent de décompenser et conservent une apparente « normalité ». Ce qui est d’autant plus déstabilisant pour la victime, laquelle peut en venir à culpabiliser, ce à quoi le manipulateur sait très bien l’amener en se « victimisant lui-même. Mais la « victime », c’est bien la personne sous emprise, et pas son vampire.

 

Manipulateur pervers narcissique

 

De surcroit, la personne qui se complaît à exercer son emprise, sait très bien identifier ses proies potentielles. Il va vers des personnalités psychologiquement fragiles, qui vivent un moment difficile dans leur vie et/ou sont « sans défense ». Il choisit des personnes extrêmement sensibles et altruistes, qui veulent aider, voire sauver les autres. Tout doucement, il s’immisce dans chacune des failles de sa proie pour arriver à la contrôler totalement. Chaque point faible de la victime est analysé pour être retourné contre elle, chaque brèche sera profondément comblée par la macabre danse qui oscille entre contrôle et manipulation.

La version de Robert Eggers détaille méticuleusement les procédés et le cheminement d’un individu, que l’on appelle communément un manipulateur pervers narcissique. Au début, la jeune femme confie que les démons de son passé reviennent la hanter. Qu’elle sent le monstre revenir dans ses rêves, son sommeil, sa vie… Puis elle se met à faire des cauchemars, des crises d’angoisses, de transes, d’épilepsies, d’hystéries, en mimant des actes sexuels avec le monstre comme s’il était là. Cela s’explique par le fait que ce dernier s’est infiltré depuis de nombreuses années, depuis le plus jeune âge de cette femme, dans son esprit, son être et son âme. Dans la vie réelle, le manipulateur n’agit pas brutalement : il s’immisce progressivement dans le quotidien et l’âme de sa victime.

 

Un besoin vital de vampiriser

 

L’emprise est telle que la jeune femme ressent le vampire dans chaque cellule de son corps lorsqu’il veut revenir dans sa vie, elle le sent approcher lorsqu’il arrive en ville après avoir traversé les mers. Il faut savoir qu’un PN (pervers narcissique) traque sa proie quoi qu’il en coûte, car il ne peut vivre sans vampiriser quelqu’un d’autre. Il sera au bord du gouffre, incomplet, dévalorisé (à ses propres yeux) tant qu’il ne trouve pas une proie.

De même qu’un vampire a besoin de boire le sang de ses victimes pour survivre, un PN a besoin de contrôler des vies pour exister lui-même. Nosferatu ne lâchera plus sa proie, même si celle-ci exprime et démontre son désir de le fuir. Elle tente d’échapper au monstre, de rompre le lien, mais celui-ci est bien trop puissant. Le vampire résiste et persiste, car une perte de contrôle de sa proie l’anéantirait, lui.

L’épilogue montre de manière subliminale comment rompre le lien. La jeune femme se sacrifie, elle accepte d’être possédée par la bête, parce que c’est le seul moyen d’anéantir le monstre. Elle s’abandonne au vampire, qui va s’abreuver de son sang, au point de perdre lui-même conscience du temps et du matin qui arrive. C’est la lumière du jour (de la vie) qui le tue.

 

Ne pas confondre le sacrifice et la lumière

 

Il faut ici être très vigilant quant à l’interprétation des événements, et éviter de prendre la légende à la lettre. Il faut savoir faire la part du mythe, qui est porteur de symboliques, et de la réalité. Dans la vraie vie, ce n’est pas à la victime de se sacrifier. Le symbole à prendre en compte ici n’est pas le sacrifice de la victime, mais la lumière du jour. C’est en exposant le vampire à la lumière du jour, en mettant le mal en lumière, que celui-ci est vaincu. Dans la vie réelle, cela consiste à mettre à jour le manipulateur. À l’exposer à la vue et à la compréhension de l’entourage, en le mettant en lumière, en le plaçant sous les projecteurs. En le dénonçant, lui et ses comportements. En révélant sa vraie nature aux yeux de tous, y compris aux propres yeux de la victime elle-même

 

Prendre conscience de l’emprise

 

Dans notre quotidien, nous pouvons traduire la métaphore de la fiction par le fait de reconnaître que l’autre nous vampirise, de prendre conscience de cette emprise, puis de la mettre en lumière, ce qui apportera le déclic pour nous défaire du lien et « défaire » le vampire, lui infliger une défaite.

Certes, nous l’avons dit, ce n’est pas simple. Les actions sont difficiles à mettre en place et le bourreau ne lâche pas sa victime même s’il a été découvert. C’est ici qu’interviennent les thérapeutes : psychologues, psychothérapeutes, psychiatres... Ils sont formés pour apporter l’aide, le soutien ainsi que les outils non seulement pour se défaire de ce type de relation, mais aussi pour organiser une mise en sécurité, puis continuer à accompagner la victime le temps nécessaire à panser ses plaies psychiques. En effet, l’emprise se gère pendant et après, car elle laisse des traces. Il est important de ne pas rester seul(e), de s’entourer, d’en parler et de consulter des professionnels.

L’emprise peut créer des stress post-traumatiques, des traumatismes, des peurs, des angoisses, des problématiques dans le quotidien… même une fois la personne délivrée. Il faut alors traiter les cicatrices et les séquelles, comprendre pourquoi nous sommes tombés dans ce type de relation, travailler sur soi pour ne pas retomber dans un schéma similaire. Ce qui ne signifie pas que l’on est « malade », car le malade, c’est bien le manipulateur, le pervers, et lui seul.

Il ne faut surtout pas céder à la tentation de s’isoler, car l’isolement est une partie importante du plan du bourreau pour mettre et garder la mainmise sur sa victime, se l’accaparer (la posséder). S’entourer de personnes qualifiées permettra de prendre du recul, d’identifier, s’extraire des filets du bourreau, et de se préserver définitivement des pervers narcissiques.

(1)   Lire mon article précédent : Les criminels sont (parmi) nous : la barbarie des hommes ordinaires, à propos du livre éponyme du psychiatre Daniel Zagury.

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